Vu du pont (22 mai 2008)

Le parapet du pont, avenue Jean Moulin est tout entier festonné de mousses et de lichens ; dentelles que le vent et le soleil ont déposé là, au bord du vide, afin que les yeux du passant fixent l’écriture révélant les premiers souffles de la vie. Ce pont surplombe la voie du chemin de fer de Petite Ceinture. De là, en regardant vers l’est, et longeant la rue de Coulmiers, la profonde tranchée en contrebas attire quelques plantes téméraires qui s’accrochent en amateurs d’escalade. La voie ferrée, dans sa plus grande configuration, se présente sous un piteux état. Les traverses délitées malmenées par les assauts de la pluie et du temps, sont devenues peu à peu les vertèbres dénudées d’un animal antédiluvien. Surgit alors, de façon spontanée, l’image d’un squelette, témoin insolite offrant ses blessures en sacrifice, au regard d’un soleil  indifférent,  qui dans la nudité et l’apparence d’une dépouille abandonnée, reste le témoin silencieux du passé, au cœur de la chair vivante de la ville.

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De l’autre côté du pont, on entend le chant aigu d’un oiseau invisible. Il est là, caché parmi l’effondrement de branches cassées qui pourrissent dans le labyrinthe chaotique d’herbes et d’arbrisseaux enchevêtrés. Instant insolite. L’oiseau partage son empire avec le brouhaha incessant que font les voitures glissant plus haut sur la chaussée.

Je me penche par dessus le parapet. J’aperçois la voie du chemin de fer. Les rails, se souviennent-ils encore du dernier chuintement d’essieux que des wagons tintinnabulants faisaient ? La rouille a posé d’un doigt protecteur son ultime vernis sur l’acier inerte, figé dans une pose hiératique. Voit-elle, la nuit, s’engouffrer dans la chambre humide du prochain tunnel, le fantôme d’un train sans voyageurs ? Et que dire des ultimes volutes de fumée des locomotives ? Ne déposent-elles pas encore leurs escarbilles sur les quelques fils téléphoniques, abandonnés çà et là, dans le fossé tout proche ?

Vers l’ouest, et longeant la rue Auguste Caïn, on voit le long du talus, des arbres foudroyés qui achèvent d’expirer, tandis que le lierre monte à l’assaut des robiniers qui suffoquent dans la crispation d’une mortelle étreinte.

Tiens ! un chat… Il attend, il surveille, peut-être l’oiseau qui chantait tout à l’heure. Voilà un autre chat. Ils se tiennent à distance. Ensemble, ils jouent le rôle de sentinelle auprès d’une citadelle abandonnée et tiennent sans doute le registre de leurs chasses nocturnes : souris, mulots, oiseaux. Dans leur langage de chats, comparent-ils l’importance de leurs proies à l’aune de leur appétit ?

Vu du pont de l’avenue, le chemin de fer de Petite Ceinture est une sorte de cimetière au destin incertain, dont les âmes errantes courraient après le dernier train fantôme, celui qui passe aux stations sans s’arrêter, un train qui poursuivrait son voyage éternel, vers un terminus silencieux et invisible, celui du temps…

J’achève ici mon voyage, en prenant garde de ne pas laisser mes bagages sur le quai. Quelque voyageur égaré dans le futur pourrait en disposer et profiter de ma présence invisible pour se souvenir que dans un passé lointain, je suivais la voie d’un chemin de fer, devenu aujourd’hui parfaitement imaginaire.    

R. Rillot

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