(IV) - Les chemins de traverse : Vu du pont (22 octobre 2009)
Le parapet du pont, avenue Jean Moulin, est tout entier festonné de mousses et de lichens : dentelles, que le vent et le soleil on déposé là, au bord du vide, afin que les yeux du passant fixent l'écriture révélant les premiers souffles de la vie.
Ce pont surplombe la voie du chemin de fer de Petite Ceinture. De là, en regardant vers l'est, longeant la rue de Coulmiers, la profonde tranchée en contrebas attire quelques plantes téméraires qui s'accrochent en amateur d'escalade. Ici, la voie ferrée, dans sa plus grande configuration, se présente sous un piteux état. Les traverses de bois malmenées par les assauts de la pluie et du temps, sont devenues peu à peu les vertèbres dénudées d'un animal antédiluvien. Surgit alors, de façon spontanée, l'image d'un squelette, témoin insolite offrant ses blessures en sacrifice, au regard d'un soleil indifférent, qui dans la nudité et l'apparence d'une dépouille abandonnée, reste le seul témoin silencieux du passé.
De l'autre côté du pont, on entend le chant aigu d'un oiseau invisible. Il est là, caché parmi l'effondrement de branches cassées qui pourrissent dans un labyrinthe chaotique d'herbes et d'arbrisseaux enchevêtrés. Instant insolite. L'oiseau partage son empire avec le brouhaha incessant que font les voitures glissant plus haut sur la chaussée. Je me penche par dessus le parapet. J'aperçois la voie. Les rails, se souviennent-ils encore du dernier chuintement d'essieu que des wagons tintinnabulants faisaient ? La rouille a posé d'un doigt protecteur son ultime vernis sur l'acier inerte, figé dans une pose hiératique. Voit-elle, la nuit, s'engouffrer dans la chambre humide du prochain tunnel, le fantôme d'un train sans voyageurs ? Et que dire des ultimes volutes de fumée des locomotives ? Ne déposent-elles pas encore leurs escarbilles sur les quelques fils téléphoniques abandonnés ça et là, dans le fossé tout proche ?
Vers l'ouest, et longeant la rue Auguste Caïn, on voit le long du talus, des arbres foudroyés qui achèvent d'expirer, tandis que le lierre monte à l'assaut des robiniers qui suffoquent dans la crispation d'une mortelle étreinte.
Tiens ! un chat... il attend, il surveille peut-être l'oiseau qui chantait tout à l'heure. Voilà un autre chat. Ils se tiennent à distance. Ensemble, ils jouent le rôle de sentinelle auprès d'une citadelle abandonnée et tiennent sans doute le registre de leurs chasses nocturnes, souris, mulots, oiseaux. Dans leur langage de chats, comparent-ils l'importance de leurs proies à l'aune de leur appétit ?
Vu de ce pont, le chemin de fer de Petite Ceinture est une sorte de cimetière au destin incertain, dont les âmes errantes courraient après le dernier train fantôme, celui qui passe aux stations sans s'arrêter, un train qui poursuivrait son voyage éternel, vers un terminus silencieux et infini, celui du temps...
J'achève ici mon voyage, en prenant garde de ne pas laisser mes bagages sur le quai. Quelque voyageur égaré dans le futur pourrait en disposer et profiter de ma présence invisible pour se souvenir que dans un passé lointain, je suivais la voie d'un chemin de fer devenu aujourd'hui parfaitement imaginaire.
R.R.
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