La Dame du Passage (26 mars 2018)
Dans la ville, bourdonnante de futilités, brillante d’un néant bien rangé dans les vitrines, ce quatorzième qui s’évanouit aussi dans ces avenues d’un doute cotonneux dont le sillage soudain nous sidère, là, à l’arrêt d’un bus, il m’arrive souvent- désir de respirer- de bifurquer vers les jardins oubliés, le long de la vieille voie de chemin de fer.
C’est ici, du côté de la rue Friant que j’ai rencontré une femme aux cheveux fous, bariolée de foulards, les yeux filet d’eau clair s’accrochant aux miens, délavés par le siècle.
Je suis resté devant son abri de planches et de cartons.
- Tu veux un café ? M’a –t-elle demandé en pointant du doigt le butagaz.
La gitane me désigna un siège de camping en face du sien.
- Volontiers… par ce froid.
- Ne me demande pas d’où je viens. Appelle-moi la Dame du Passage, bien qu’il n’y ait plus de trains sur cette voie, tu sais, le ruban que tu mets autour du bouquet de la ville et qui s’envole on ne sait où dans la gaieté de la banlieue. Les cabarets du temps des cerises. L’espérance de nos danses. Cette soie s’est détachée quand tout ce bruit a poussé. Et voilà ce chemin envahi d’herbes et de chants d’oiseaux : c’est ma demeure.
Peu de personnes viennent ici. Pourtant, c’est tout près.
Oui, répondis-je. Plus près que la veine de mon cou. Je me suis perdu.
La Dame du passage a joint ses mains en prière.
- Un voisin de palier – Elle désigna une valise remplie de bouquins – cite ce vieux proverbe : « Ne demande jamais ton chemin à celui qui le connait, tu risquerais de ne plus te perdre. »
- Ah ! Pour nous retrouver ? Merci pour le café, il est bien chaud. Ça fait du bien… Mais on m’a appris dès mon plus jeune âge à connaître, le haut et le bas, l’ouest et l’est, le passé, le présent, et le futur. A ne pas parler au premier venu. J’ai marché. Pourtant …
- Tu n’as rien découvert ?
Je perçus un ferraillement lointain sur la voie déserte en contrebas.
- J’ai voyagé dans un monde clos. Il y avait toujours une destination…
- Sans destin ?
- Des quais de gare qui se succédaient. La foule sans jamais personne. Des gens affairés qui partaient sans cesse.
- Mais tu es revenu ici. Nous nous parlons. Je suis toujours restée, tu sais, à l’intérieur, dans ce « petit wagon rose avec des coussins bleus » sur la voie de transit. Tu te souviens de notre avenir ? Et je t’ai dit cherche… invente le printemps !
Je regardai la tsigane, éberlué. Au fond de la tasse de café miroitait ma réponse inattendue. J’entendais le ferraillement d’un train se rapprocher.
-Le Royaume est en nous ?
La Dame du passage se leva. Rangea son modeste campement. Un allegro de rire souleva sa poitrine.
- Je suis ! Ouvre tes mains ! Pas de destination ni heure ni billet pour le Royaume. Seulement nos mains réunies. Prends les miennes. Je suis ton prochain.
Un tortillard s’ébranla soudain dans la joie des passagers qui nous adressaient de grands signes.
- Aime et fais ce que tu veux !
Michel Cauchard
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