La cathédrale - cet acte de foi qui traverse les siècles (03 mars 2020)
Texte de Mgr Michel Aupetit paru dans L’Homme nouveau
L’Homme nouveau – mars 2020
« La cathédrale est cet acte de foi qui traverse les siècles, où le génie de l’homme s’incline en adoration devant Dieu. Elle est d’abord le Temple du Très-Haut, comme toute église de cette terre, reflet de la liturgie céleste, porte et chemin du Ciel. Mais elle est aussi l’Église-Mère du diocèse, celle qui nous enfante comme une source de vie. »
Interview parue dans le hors-série N°38-39.
Texte de l'interview (intégral)
J’imagine le compagnon qui tailla la première pierre de Notre-Dame de Paris : la pierre de fondation, enfouie en terre, que nul ne peut voir, comme un grain qui meurt et porte un fruit de gloire. Il ne verrait pas la fin de son ouvrage, il serait mort bien avant la consécration de la cathédrale. Il le savait bien. Il était heureux pourtant de participer au vaste effort des hommes quand ils veulent édifier un Temple. Il travaillait pour les siècles et pour l’invisible. Plus encore, il travaillait pour l’Éternel. Il mettait tout son art au service du Dieu d’Amour, du Très-Haut qui s’est fait très-bas pour nous élever vers le Père. Il savait que Dieu s’était fait tout petit, caché dans un morceau de pain, mystère de son Corps livré. Il voulait donner un écrin magnifique à cette humble présence. Il était un peu fou sans doute… Mais « ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi » (I Co 1, 27).
Un acte de foi
Tout ce labeur des hommes, toute cette peine, toute cette intelligence et ce savoir-faire s’inclinait devant le Mystère eucharistique, insignifiant aux yeux du monde, mais source et sommet de toute la vie chrétienne. La cathédrale est un acte de foi, folie aux yeux du monde, mais « sagesse de Dieu et puissance de Dieu » (I Co 1, 23).
On avilit l’homme quand on ne donne pas sens à son travail. Charlot, dans Les Temps modernes, fuit la monotonie d’un labeur sans aucun sens qui réduit l’homme à une machine de production, un rouage insignifiant dans une usine gigantesque. Combien de nos contemporains ont le sentiment amer d’un travail désincarné, déshumanisé ? On en voit qui après de brillantes études deviennent menuisiers ou pâtissiers, pour retrouver le sens de la terre, l’obéissance au réel, pour transformer la matière de leurs mains et lui faire porter son fruit. J’ai eu la joie de recevoir Alexis Grüss à déjeuner pour préparer la Messe de Minuit que nous avons célébrée sous son chapiteau. Il a eu cette parole en regardant ses mains qui ont dressé tant de chevaux, dompté tant de fauves : « Les mains… Elles sont toute notre présence au monde ».
Nous sommes faits pour habiter le monde et travailler la terre. Cependant nous ne sommes pas du monde car par notre baptême nous sommes citoyens des Cieux.
« L’homme passe infiniment l’homme » disait Pascal. Nous sommes faits pour tailler des pierres et bâtir des cathédrales, pas pour engraisser des structures mondialistes déshumanisées. La cathédrale est celle que chacun construit au fond de son cœur, l’aventure intérieure de notre vie avec Dieu et avec les frères qui nous sont donnés. Car la cathédrale n’est pas une oeuvre exclusivement personnelle. Nul n’a laissé son nom sur les pierres. Elle est le fruit d’une communion, une oeuvre d’Église où chacun tient sa place dans la conscience d’appartenir à un Corps. La dignité du travail est d’unir les hommes en les élevant. « Élevons notre cœur », dit le prêtre à l’autel. « Nous le tournons vers le Seigneur ». L’homme est fait pour la gloire de Dieu. Voilà ce que nous révèle Notre-Dame, où tous les métiers, tous les talents s’unissent pour entrer dans la louange du Christ. La cathédrale est un cosmos ordonné qui relève l’homme blessé dans le chaos du monde. Dans la succession des guerres, des violences, du fruit et de la fureur de l’histoire, elle demeure, elle indique le Ciel dont elle dévoile une part du Mystère.
Tenir son âme égale et silencieuse
« Demeurez dans mon Amour », dit le Seigneur (Jn 15, 9). Ne faites pas que passer… Ne courez pas si vite ! « Sous le commandement des tours de Notre-Dame », écrivait Péguy, la grande ville fourmille. Les hommes s’agitent en tous sens pour le plus noble ou le plus vil, pour vivre et faire vivre ceux qu’ils aiment ; mais ils courent aussi derrière la gloire qui vient du monde, le désordre des passions, l’illusion du pouvoir… Pour l’un et l’autre sans doute, car notre cœur est ambigu et malade. « Vanité des vanités, tout est vanité », dit le Sage (Eccl 1, 2) La Belle Dame de pierre les regarde et semble leur dire : « Où cours-tu ? Où vas-tu ?...
Fais cesser le tumulte des pensées vaines, élève enfin ton cœur, tiens ton âme égale et silencieuse comme un petit enfant contre sa mère » (Ps 130).
La culture a besoin du culte pour conduire l’homme à ce qui le dépasse infiniment. Une culture sans culte devient une inculture soumise au pulsionnel immédiat, au pouvoir de l’argent roi, au règne toujours décevant du factice et de l’éphémère et à la mort programmée des plus fragiles. Seule l’espérance du Ressuscité ne déçoit pas. C’est cette espérance qui toucha le cœur de Claudel une nuit de Noël 1886 devant la belle Dame de pierre et lui fit découvrir le sens ultime de sa vie. « J’étais moi debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. »
Porte et chemin du Ciel
La cathédrale est cet acte de foi qui traverse les siècles, où le génie de l’homme s’incline en adoration devant Dieu. Elle est d’abord le Temple du Très-Haut, comme toute église de cette terre, reflet de la liturgie céleste, porte et chemin du Ciel. Mais elle est aussi l’Église-Mère du diocèse, celle qui nous enfante comme une source de vie. Elle tient son nom du siège de l’évêque. La cathèdre est le signe de la mission qu’il reçoit du Seigneur pour conduire son Peuple comme le Bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis et prend soin du troupeau. Elle représente l’autorité épiscopale en ses trois fonctions : sanctifier, gouverner, enseigner.
Sanctifier d’abord. L’évêque célèbre le culte en offrant le Sacrifice eucharistique, pour la gloire de Dieu et le salut du monde. La cathédrale est le lieu sacré du renouvellement des Mystères du cycle liturgique où se rassemblent les prêtres, les diacres, les consacrés et tout le peuple des rachetés. La Messe chrismale, les ordinations sacerdotales sont toujours un signe visible de l’unité de notre Corps apostolique au service des baptisés. L’évêque doit aussi gouverner. Non pas à la manière des rois de la terre et de « ceux qui font sentir aux hommes leur pouvoir », mais en veillant sur la communion de son diocèse dans une autorité qui fait grandir. À l’image du Christ à la dernière Cène qui lave les pieds de ses disciples, il doit prendre soin des plus petits. C’est pourquoi l’Hôtel-Dieu est devant Notre Dame, à l’ombre de ses tours, pour accueillir les pauvres qui sont le trésor caché de l’Église.
L’école cathédrale participe enfin de la mission de l’évêque chargé d’enseigner, de former les esprits à l’intelligence de la foi, afin que les chrétiens puissent rendre compte de leur espérance devant les hommes et devenir ces disciples et ces missionnaires dont le monde a tant besoin pour ne pas s’enfermer dans la tentation du désespoir.
La cathédrale représente le cœur de la mission de l’évêque car elle est l’église-mère de son diocèse, le Temple saint d’où jaillit la source de Vie et de Lumière. Voilà pourquoi l’incendie du lundi saint a bouleversé les chrétiens de Paris dans le signe le plus précieux de leur unité, mais bien au-delà des baptisés, le monde entier a été comme touché au cœur. Cette nuit nous a révélé que nous avions une âme, une mémoire, une espérance. Notre- Dame a traversé tant de tempêtes, porté tant de douleurs, célébré tant de joies, accueilli tant de conversions. Combien venaient en touristes et repartaient en pèlerins ? Elle était pour beaucoup une présence maternelle qui veillait en silence, qui dominait l’histoire comme une sentinelle de l’espérance.
Qu’est-ce que le Seigneur a voulu nous dire à travers ce drame ? La statue de Notre-Dame au pilier était entourée de gravats mais elle paraissait plus belle encore, immaculée, comme purifiée par le feu. Elle est l’image de l’Église qui sans cesse se reconstruit, qui sans cesse se renouvelle. Elle a vécu tous les mystères de la vie du Christ, joyeux et lumineux, douloureux et glorieux. Huysmans la décrit ainsi dans La Cathédrale : « La bouche se contracte en une apparence de moue et prédit des pleurs. Peut-être qu’en parvenant à empreindre en même temps sur la face de Notre Dame ces deux sentiments opposés, la quiétude et la crainte, le sculpteur a voulu lui faire traduire à la fois l’allégresse de la Nativité et la douleur prévue du Calvaire ». L’allégresse et le calvaire, la joie et la douleur, l’épreuve et la consolation. La cathédrale est l’image de notre vie qui va, de mystère en mystère, jusqu’au bonheur du Ciel.
Mgr Michel Aupetit,
Archevêque de Paris.
11:32 | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer |